Si nous voulions, ma charmante amie, nous charger d’un étalage d’érudition, et savoir pour les autres plus que pour nous, mon système ne vaudrait rien ; car il tend toujours à tirer peu de beaucoup de choses, et à faire un petit recueil d’une grande bibliothèque.
La science est dans la plupart de ceux qui la cultivent une monnaie dont on fait grand cas, qui cependant n’ajoute au bien-être qu’autant qu’on la communique, et n’est bonne que dans le commerce.
Ôtez à nos savants le plaisir de se faire écouter, le savoir ne sera rien pour eux. Ils n’amassent dans le cabinet que pour répandre dans le public ; ils ne veulent être sages qu’aux yeux d’autrui ; et ils ne se soucieraient plus de l’étude s’ils n’avaient plus d’admirateurs.
Pour nous qui voulons profiter de nos connaissances, nous ne les amassons point pour les revendre, mais pour les convertir à notre usage ; ni pour nous en charger, mais pour nous en nourrir.
Peu lire, et penser beaucoup à nos lectures, ou, ce qui est la même chose, en causer beaucoup entre nous, est le moyen de les bien digérer ; je pense que quand on a une fois l’entendement ouvert par l’habitude de réfléchir, il vaut toujours mieux trouver de soi-même les choses qu’on trouverait dans les livres.
C’est le vrai secret de les bien mouler à sa tête, et de se les approprier : au lieu qu’en les recevant telles qu’on nous les donne, c’est presque toujours sous une forme qui n’est pas la nôtre.
Nous sommes plus riches que nous pensons, mais, dit Montaigne, on nous dresse à l’emprunt et à la quête ; on nous apprend à nous servir du bien d’autrui plutôt que du nôtre ; ou plutôt, accumulant sans cesse, nous n’osons toucher à rien : nous sommes comme ces avares qui ne songent qu’à remplir leurs greniers, et dans le sein de l’abondance se laissent mourir de faim.
Il y a, je l’avoue, bien des gens qui cette méthode serait fort nuisible, et qui ont besoin de beaucoup lire et peu méditer, parce qu’ayant la tête mal faite ils ne rassemblent rien de si mauvais que ce qu’ils produisent d’eux-mêmes.
Je vous recommande tout le contraire, à vous qui mettez dans vos lectures mieux que ce que vous y trouvez, et dont l’esprit actif fait sur le livre un autre livre, quelquefois meilleur que le premier.
Nous nous communiquerons donc nos idées ; je vous dirai ce que les autres auront pensé, vous me direz sur le même sujet ce que vous pensez vous-même, et souvent après la leçon j’en sortirai plus instruit que vous.
Moins vous aurez de lecture à faire, mieux il faudra la choisir, et voici les raisons de mon choix. La grande erreur de ceux qui étudient est, comme je viens de vous dire, de se fier trop à leurs livres, et de ne pas tirer assez de leur fonds ; sans songer que de tous les sophistes, notre propre raison est presque toujours celui qui nous abuse le moins.
Jean-Jacques Rousseau.Julie ou la Nouvelle Héloïse.Lettre XII. De Saint-Preux à Julie.