La sincérité même n’a jamais tant d’éclat que lorsqu’on la porte à la cour des princes, le centre des honneurs et de la gloire. On peut dire que c’est la couronne d’Ariane, qui est placée dans le ciel.
C’est là que cette vertu brille des noms de magnanimité, de fermeté et de courage ; et, comme les plantes ont plus de force lorsqu’elles croissent dans les terres fertiles, aussi la sincérité est plus admirable auprès des grands, où la majesté même du Prince, qui ternit tout ce qui l’environne, lui donne un nouvel éclat.
Un homme sincère à la cour d’un prince est un homme libre parmi des esclaves. Quoiqu’il respecte le Souverain, la vérité, dans sa bouche, est toujours souveraine, et, tandis qu’une foule de courtisans est le jouet des vents qui règnent et des tempêtes qui grondent autour du trône, il est ferme et inébranlable, parce qu’il s’appuie sur la vérité, qui est immortelle par sa nature et incorruptible par son essence.
Les historiens de la Chine attribuent la longue durée et, si je l’ose dire, l’immortalité de cet empire, aux droits qu’ont tous ceux qui approchent du Prince, et surtout un principal officier nommé Kotaou, de l’avertir de ce qu’il peut y avoir d’irrégulier dans sa conduite.
L’ empereur Tkiou, qu’on peut justement nommer le Néron de la Chine, fit attacher en un jour, à une colonne d’airain enflammée, vingt-deux mandarins, qui s’étaient succédé les uns les autres à ce dangereux emploi de Kotaou. Le tyran, fatigué de se voir toujours reprocher de nouveaux crimes, céda à des gens qui renaissaient sans cesse.
Il fut étonné de la fermeté de ces âmes généreuses et de l’impuissance des supplices, et la cruauté eut enfin des bornes, parce que la vertu n’en eut point.
Dans une épreuve si forte et si périlleuse, on ne balança pas un moment entre se taire et mourir ; les lois trouvèrent toujours des bouches qui parlèrent pour elles ; la vertu ne fut point ébranlée, la vérité, trahie, la constance, lassée ; le Ciel fit plus de prodiges que la Terre ne fit de crimes, et le tyran fut enfin livré aux remords.
Heureux le prince qui vit parmi des gens sincères qui s’intéressent à sa réputation et à sa vertu. Mais que celui qui vit parmi des flatteurs est malheureux de passer ainsi sa vie au milieu de ses ennemis !
Oui ! Au milieu de ses ennemis ! Et nous devons regarder comme tels tous ceux qui ne nous parlent point à cœur ouvert ; qui, comme ce Janus de la fable, se montrent toujours à nous avec deux visages ; qui nous font vivre dans une nuit éternelle, et nous couvrent d’un nuage épais pour nous empêcher de voir la vérité qui se présente.
Montesquieu.
Éloge de la sincérité.