« Décivilisation ». C’est par ce mot qu’Emmanuel Macron a voulu qualifier, lors du conseil des ministres du 24 mai 2023, le refus radical de l’autorité qui s’enracine en France. Le phénomène est préoccupant : il se traduit par la prédilection pour la violence comme substitut à la négociation comme mode de résolution des conflits.
L’école est le lieu où l’on forme les citoyens de demain. La passion de transmettre : telle est la vocation des professeurs. Mais leur amour du métier décline au rythme de leur autorité. Trop nombreux sont ceux qui subissent au quotidien la pression d’élèves ou de parents déterminés à rendre la justice selon leurs règles. Ils ne sont plus les Hussards noirs de la République. Ils ne sont plus reconnus comme des passeurs de connaissances. Ils n’oublieront pas l’assassinat de Samuel Paty et de Dominique Bernard.
Dénoncer cette violence, durcir la justice pénale des mineurs, faire de la prévention : voici ce qu’il faudrait faire. Mais le conditionnel n’est pas le mode grammatical de l’action. Seul le présent de vérité générale est un acte de foi. Mais alors, que faire ? « Il faut rétablir l’autorité de l’enseignant ! », supplient les professeurs. Vaine revendication ! L’autorité se décrète moins qu’elle se construit. Sur ce point précis, il n’y a rien à attendre de l’État. Rien à espérer. C’est donc aux professeurs d’imaginer les moyens immédiats de fédérer autour d’eux les élèves et les parents pour rebâtir leur autorité. Par chance, il existe un art ancien qui peut leur permettre d’être à l’initiative et de penser autrement leur manière de faire classe, sans autoritarisme ni compromission : la rhétorique.
La rhétorique : une force de conviction
Définie par Aristote au IIIe siècle avant Jésus-Christ, remise au goût du jour par Clément Viktorovitch[1], la rhétorique est l’art de convaincre. Elle a pour vocation de faire exister la vie démocratique en acceptant le principe de contradiction. Aucune idée, aussi juste et bonne soit-elle, ne peut s’imposer si l’orateur ne la défend pas hardiment. Il doit s’armer de rhétorique s’il veut capter l’attention et faire valoir sa pensée. Mais l’auditoire est parfois rétif. Le désaccord, palpable. L’orateur a le devoir d’anticiper les objections pour préparer la façon dont il y répondra. Comment faire ?
L’art de convaincre est un art de la guerre. Pour le général Vincent Desportes, « il faut s’imaginer à la place de l’adversaire, voir les choses de son point de vue, en empathie, si l’on veut deviner ses prochains coups et donc les parer[2] ». La rhétorique est bel et bien stratégique par essence : l’orateur doit avoir une vision claire de ce qu’il veut, connaître l’auditoire auquel il s’adresse, identifier ou deviner les réticences, déterminer le mode d’action rhétorique approprié pour convaincre.
La rhétorique, une liberté d’action
Un professeur évolue au contact d’adolescents divers et variés : certains reconnaissent l’autorité du maître, se plient à ses exigences, notent consciencieusement son enseignement sans sourciller ; d’autres, au contraire, dénigrent son autorité, rejettent la matière enseignée et se montrent indisciplinés. Face à la complexité des auditoires, le professeur doit penser sa communication en stratège.
En présence d’une classe attentive et respectueuse des règles, le professeur peut privilégier une stratégie directe : sa rhétorique sera vivante, stimulante et ira droit à l’essentiel. Objectif : maintenir l’engagement des élèves et affermir leur amour de la matière.
En revanche, en présence d’une classe difficile et rétive à tout forme d’autorité, le professeur privilégiera une stratégie indirecte : sa rhétorique sera d’abord empathique, afin de tomber d’accord avec la classe sur un principe, une valeur, une opinion. Une fois trouvé ce terrain d’entente, le professeur peut alors fixer un cap clair et mobiliser les forces en présence. Objectif : transformer l’indifférence des élèves en émulation pour construire une relation de confiance dans la durée.
La rhétorique est donc un art de manœuvrer dans les situations même les plus difficiles sans perdre de vue la mission confiée par le ministère de l’Éducation nationale : faire grandir tous les élèves, qu’ils le veuillent ou non.
La rhétorique : un art civilisateur
La situation est parfois plus compliquée encore. Certains élèves contestent l’enseignement dispensé et n’hésite plus à recourir à l’intimidation ou à la violence. Là encore, la rhétorique peut inspirer le professeur. Aristote affirme que l’ethos de l’orateur, c’est-à-dire l’image qu’il renvoie aux autres de lui-même, peut lui permettre de vaincre toutes les difficultés. Le professeur a tout intérêt à travailler sa communication non-verbale, sa posture, son apparence physique, sa gestuelle et même les expressions de son visage. Sans mot dire, l’ethos permet à l’orateur de forger sa réputation et de créer la relation qu’il souhaite établir avec son public.
Le temps des Hussards noirs est terminé. L’autorité ne sera pas rétablie d’en haut. Pour convaincre ses élèves de le suivre dans l’aventure scolaire, le professeur ne doit surtout pas chercher à être craint. Jamais un leader n’obtient de bons résultats de ses subordonnées par la peur qu’il leur inspire. Pour l’épanouissement et la performance des élèves, le professeur doit viser le véritable idéal : l’amour. Oui, telle est bien la condition pour un leader de parvenir à ses fins. Dans une lettre adressée à son fils devenu colonel, le maréchal de Belle-Isle lui adresse cette recommandation :
« Je ne vous dirai point : cherchez à mériter l’estime du corps que vous allez commander ; cette maxime est trop triviale, mais je vous dirai : cherchez à mériter l’amour. Tout colonel qui s’est concilié ce sentiment précieux obtient avec facilité les choses même les plus difficiles, tandis que celui qui ne l’a point acquis n’obtient qu’avec de grandes difficultés les choses même les plus aisées »[3].
Colonel ou professeur, il en va de l’autorité comme de l’amour : elle ne se décrète pas, elle se mérite. En s’armant de rhétorique, les professeurs pourront unir leurs forces, s’entraîner sans relâche à convaincre, confronter leurs retours d’expériences. L’avenir de l’idée de civilisation pèse sur leurs épaules. Le combat mérite d’être mené. L’immense majorité des élèves n’attend d’ailleurs que ça : des professeurs dont l’autorité naturelle est telle qu’elle leur permet de « vaincre sans combattre[4] ». La rhétorique, c’est l’art de la guerre, sans la faire. Pour l’éviter, à tout prix.
David Jarousseau
David Jarousseau est formateur en rhétorique et en prise de parole en public. Il enseigne à l’École de guerre, à Sciences Po Executive Education, à l’UM6P de Rabat, au sein d’entreprises et d’établissements scolaires. S’armer de rhétorique est son premier livre, à paraître le 24 mai 2024 aux Éditions Honoré Champions
[1] Clément VIKTOROVITCH, Le pouvoir rhétorique, Le Seuil, 2021
[2] Vincent DESPORTES et Christine KERDELLANT, Visez le sommet, Denoël, 2024, p.138
[3] https://www.terra-ignota.fr/pages/lettre-du-marechal-de-belle-isle-a-son-fils.html
[4] Sun Zi, L’art de la guerre, Flammarion, 2017